Théâtre

J'aurais voulu être Jeff Bezos

Collectif P4

Texte & mise en scène Arthur Viadieu

Tout a commencé lorsque je travaillais sur Eichmann à Jérusalem ou les hommes normaux ne savent pas que tout est possible, un spectacle du Théâtre Majâz. Un tel spectacle demandait un long et rigoureux travail de documentation. Mes lectures m’ont amené à Gunther Anders, philosophe
allemand et premier mari de Hannah Arendt et à son livre, L’obsolescence de l’Homme. Quel bouleversement ! Au milieu des années 50, il anticipe l’arrivée des sociétés conformistes, notre soumission au monde des marchandises et notre mise au pas par la machine, simplement avec
l’arrivée de la télévision et de la radio dans nos foyers. Et bien d’autres choses encore. Cet essai m’a accompagné ces dernières années et je cherchais un moyen de l’adapter. Comment rendre théâtral un essai et par quel prisme ? Il me fallait trouver un moyen d’incarner ce livre. Je me suis intéressé à Jeff Bezos et à son entreprise, Amazon, et il me faut avouer que j’ai développé une forme de terreur teintée de fascination.
Jeff Bezos est en mission. Une mission dont les contours sont mystérieux, mais qui englobe la robotique, des outils de machine Learning, l’intelligence artificielle et la conquête de l’espace.
Il est empreint de l’imaginaire libertarien américain. Il prône l’audace face à la stagnation pour maintenir le monde dans un état créatif et innovant. Avec Amazon et ses filiales il a créé un
système permettant d’écourter le temps entre un besoin consumériste et sa satisfaction. Sous le couvert de l’obsession du client, il a créé un monstre de surveillance, fait de calculs et de
données compilées sur nos existences afin de rassasier et d’anticiper tous nos désirs. Un générateur de profits qui lui garantit une rente extraordinaire pour financer sa vision : bâtir l’infrastructure nécessaire à la réalisation des rêves de conquête spatiale des générations futures. Jeff Bezos répond à l’adage scientiste « ce qui peut être fait doit être fait ». Lorsqu’on pose la question à un cadre d’Amazon « Vous allez bientôt organiser le monde ?», il répond d’un large sourire « Il faut bien commencer quelque part ».
Travailler sur ce sujet ouvre un réseau de galeries infinies et tentaculaires. L’éventail de mes recherches va de la science informatique à l’économie politique. Il faut faire des choix. Je prends
le parti d’en rire. Du sourire au grincement de dent. La richesse de Jeff vient de notre mode de vie, de notre docilité et de notre fascination pour le monde des marchandises. Je ne m’isole
pas. Me poser en victime est simpliste, « Je ne suis pas responsable de ta paresse, je ne suis pas responsable de ton renoncement, je n’ai pas ouvert la brèche : j’exploite la faille » (extrait du texte) et il faut questionner les responsabilités. A tous les niveaux.
Dans un monde où nous sommes, à des degrés différents, prolétarisés, Jeff est le surnageant, le techno-prophète qui va nous sauver. Il n’aspire finalement qu’à une chose, faire le Bien. Le problème vient du fait qu’il en a dangereusement les moyens… Je suis aussi fasciné par sa
richesse. Je le vois surnager au-dessus de nous. Je le vois en dévoreur de monde, je le vois en homme aussi.

J’aurais voulu être Jeff Bezos est certes un titre sarcastique, mais il reflète aussi une soif qui sommeille en moi de réussite totale, d’ambition démesurée, d’hubris déchaînée, un désir de monstruosité. Un paradoxe finalement. Un choix aussi. Celui de devenir une tumeur cherchant l’immortalité ou de rester dans l’immuable beauté de la cellule souche.

Production Collectif P4
Soutiens et résidences concours Jeunes metteurs en scène Théâtre 13 - Théâtre l’Échangeur – Bagnolet, la ville de Riom Saison Culturelle Accès-Soirs – Scène
Régionale Auvergne-Rhône-Alpes, Gare au théâtre Vitry-sur-Seine
Création le 18 juin 2021 au Théâtre 13 - Paris